Une sorte de monument que ce film inédit (ou presque, car sorti en version écourtée sur TF1 en 1980 sous le titre Odette Robert) de Jean Eustache.
En 1971, Eustache a l'idée de faire raconter à sa grand-mère, qui habite avec lui, ses souvenirs. La vieille dame est installée à une table ronde, son petit-fils face à elle, les deux fumant comme on ne fume plus au cinéma depuis longtemps. Deux caméras, une fixe qui filme Odette et Jean de ¾ dos, l'autre légèrement mobile.
Le film dure deux heures. La première est éblouissante : la mamie est pétillante, mordante, efficace, drôle, pudique.
Elle raconte sa vie commencée en 1900, sa vie qui traverse les deux guerres, qui la laisse orpheline de mère à 7 ans puis dotée d'une terrible marâtre, la santé fragile, les bébés qui meurent en bas âge,
les bébés "bâtards de boches" dont les mères ne souhaitent que la mort, les filles intelligentes qui ne font pas d'étude mais travaillent "à la fabrique", le mari "une crapule" mais il fallait bien élever les enfants.
Cette femme raconte des choses terribles mais toujours gentiment, en disant" la pauvre", même de cette épouvantable belle-mère.
On sent la dureté de l'époque qu'elle a vécue mais, tout aussi tristement, le vide de sa fin de vie sans distraction.
Le petit-fils fume un cigare de producteur et fait le clap à chaque changement de bobine.
Au milieu du film le téléphone sonne : c'est la télé hollandaise qui veut lui acheter "le Père Noël a les yeux bleus". Une coïncidence heureuse qu'Eustache pressentait.
Et le récit reprend, moins intéressant, car fait de retours ou d'anecdotes plus légères.
Curieuse sensation d'être devant une sorte de télescopage du temps, de la vie qui défile, des vies qui passent si vite et d'une autre époque du cinéma.